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« Tous ces gens n’ont d’espoir que dans la mer »

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Kafountine, département de Bignona, région de Zinguichor en Casamance (Sénégal) : nous sommes en 2017 ou 2016. Poisson d’or, poisson africain (Sénégal, 2018), l’excellent film documentaire de Thomas Grand et Moussa Diop1, nous mène à la rencontre du peuple de forçats de la mer qui compose la population de ce village bordé2, d’un côté, par l’océan Atlantique et, de l’autre, par ce qu’il reste des vastes forêts casamançaises. « Ce qui permet à Kafountine de se développer, c’est le poisson. Quand le poisson se fait rare, l’argent ne circule pas. Tout est au ralenti. Nous ne comptons que sur la mer. » Tierno Alassane, diplômé de Science po à Conakry (Guinée), a fini par rejoindre Kafountine pour y gagner sa vie comme porteur de caisse (manutentionnaire), métier au plus bas de l’échelle de cette chaîne de production régionale de poisson frais et séché. Comme lui, ils et elles sont des centaines, venus de Gambie (frontière nord de la Casamance) ou de Guinée-Bissau (frontière sud de la Casamance), de Guinée, du Burkina Faso ou encore de Côte d’Ivoire ou du Mali ; de tous les pays de la sous-région, en somme. Ici, les pirogues à moteur rapportent sardinelles, raies et ethmaloses (le cobo sénégalais qui appartient à la famille des harengs et des anchois). Déchargé à dos d’homme, le poisson sera pour partie séché au feu de bois, pour l’autre, paré et vendu frais ensuite sur les marchés. Des centaines de tonnes de poissons chaque mois prendront la route des confins ouest-africains. 

Pêcheurs, porteurs de caisse, travailleuses et travailleurs des fours à bois, propriétaires des fours, commerçants, environ 600 000 personnes ont constitué un maillage économique endogène, de dimension régionale, bénéficiant aux peuples de l’Afrique de l’Ouest, grands consommateurs de poissons, même dans les pays sans façade maritime. 

Les femmes, souvent venues de loin, sont aussi nombreuses que les hommes, elles occupent la plupart des emplois de transformation des produits de la mer et quelques-unes sont propriétaires d’un ou plusieurs fours participant ainsi directement à l’exportation du poisson séché vers leur pays d’origine. « Cette plage, ici, on l’appelle Burkina parce que ce sont les Burkinabés qui sont là. Ce sont eux qui s’occupent du coin, qui achètent le poisson pour l’amener au Burkina. Il y a des Maliens ici qui achètent pour amener le poisson à Bamako, il y a des Guinéens qui achètent pour amener à Conakry, etc. Tout le monde est ici, tous les Africains sont là », explique Tierno Alassane. 

Les conditions de travail sont malgré tout, et pour tous, d’une âpre dureté. Les porteurs de caisse doivent au sens propre jouer des coudes pour prendre leur part du déchargement de poissons frais. Ils seront payés 350 francs CFA3 (FCFA) soit 0,53 € par caisse – caisse dont les dimensions ont été imposées par les commerçants –, dans un maximum de dix caisses en une journée « si le corps tient » car il faut s’imposer, en résistant de tous ses muscles et membres. Bras levés pour tenir la caisse hors de l’eau, il faut avancer jusqu’aux pirogues, tenir sur ses pieds et aller contre le mouvement de l’océan dont les eaux montent jusqu’à la poitrine. Il faut surtout être le plus rapide. Parfois, l’un d’entre eux, pris entre deux pirogues, se cassera une jambe ou un bras. C’en sera fini pour lui. Si pêcheurs et commerçants se sont organisés en associations pour défendre leurs droits, il n’en est pas de même des porteurs de caisse : « Personne ne s’occupe d’eux. Ils ont moins de valeur que les poissons. »

À côté des saisonniers qui viennent ici construire les fours, qui préparent le bois, entretiennent le feu dans une chaleur soutenue, les femmes qui travaillent dur à décortiquer le poisson à main nue, plongées dans l’épaisse fumée des fours qui attaque les yeux, les poumons, la peau, viennent dès l’aube pour l’embauche ; elle sont accompagnées de leur nourrisson ou de leur enfant en bas âge qui baigne alors des heures durant dans cet atmosphère étouffante. Elles assurent ainsi soit leur indépendance financière, soit un complément de revenus voire l’entièreté des revenus familiaux. Ces mères courage reviennent quelquefois chercher du travail l’après-midi même, juste après avoir acheté au marché, avec l’argent gagné quelques heures plus tôt, de quoi nourrir leur famille ce jour-là. 

La déforestation, causée par la multiplication des fours à bois en quelques années (« ils ont poussé comme des sardines » dit joliment Ahmed Sheriff, fumeur de poisson), et les coupes illégales incessantes que l’usage des fours entraîne, à mesure que Kafountine est devenue le principal port de pêche de la côte, compromettent l’avenir du massif forestier et entravent les conditions de vie des populations des villages qui jouxtent la savane. Ces dernières, privées de gaz ou d’électricité, tirent de la forêt leur seule source d’énergie : le bois. C’est un plan de sylviculture qui aurait été indispensable pour assurer l’approvisionnement des fours et la pérennité de la forêt sans insulter l’avenir, mais les autorités n’y auront jamais vraiment pensé. Courant 2017, c’est pourtant sur cette catastrophe écologique et sur les graves problèmes de santé de la population causés par la fumée que ces mêmes autorités s’appuieront pour motiver leur soutien à l’installation de deux usines de farine et d’huile de poisson à Kafountine.

« Si une usine s’installait ici, je n’aurais plus qu’à partir parce qu’on n’aurait plus de poisson à parer, ni à fumer, ni à braiser », disait en 2017 un commerçant sénégalais à la caméra. « Les femmes n’auraient plus de sardinelles fumées à éplucher, payées 250 FCFA par bassine… C’est comme si les gens voulaient nous tuer : ils prennent ce que nous devrions consommer pour nourrir leurs cochons, leurs chevaux, leurs animaux d’élevage… Même si tu venais avec 50 millions, ils ne te laisseraient pas toucher car tout le poisson part en Asie, en Europe et aux États-Unis. » 

Thomas Grand et Moussa Diop laissent parler ces femmes et ces hommes qui (sur)vivent et font vivre l’Afrique de l’Ouest de la pêche artisanale. Les revendications sociales se font entendre : quand les commerçants brassent souvent les millions (la cargaison d’un camion chargé à plein pourra valoir, en 2018, 30 millions FCFA soit plus de 45 000 €), un fumeur de poisson gagnera péniblement 500 FCFA (0,76€) par caisse, et éplucher et parer les poissons sera payé 12 000 FCFA (18,29 €) par jour pour cinq travailleuses par four, soit 2 500 FCFA (3,81 €) par jour pour chacune d’elles ; tandis que devenir propriétaire de pirogue, capitaine d’un bateau de pêche, exigera de trouver 19 millions FCFA (un peu moins de 30 000 €) pour l’acheter et l’équiper à neuf, c’est-à-dire s’endetter pour des années et dépendre entièrement du produit de la pêche quotidienne pour rembourser au plus tôt. 

Les aspirations sociales viendront, peu avant la pandémie de Covid, se briser sur les remparts de la sempiternelle injonction de « modernité » (comprendre : un développement économique industriel dicté par les seuls critères néolibéraux).

La mise en place, à partir de 2018, de deux usines, propriétés de transnationales ici asiatiques, ne s’est traduite par aucune embauche massive pour les forçats de Kafountine. L’une, usine de farine de poisson, a même déversé ses eaux usées dans les rizières et dans la mer. Mais sous la pression de la mobilisation de la population, elle a dû fermer le temps d’une enquête publique dont elle était l’objet. L’autre, prévue sur le site de transformation (fours à bois) de Kafountine, a entraîné le déplacement de plus de 1 000 travailleuses et travailleurs vers des zones insalubres où elles et ils tentent de poursuivre leur activité. C’est tout un pan de l’économie régionale qui a été saccagé ; qui plus est, une économie endogène répondant pour sa part aux enjeux de sécurité alimentaire régionaux. 

Car c’est bien de sécurité alimentaire qu’il s’agit ici. Jusqu’ici les fameux accords de libre-échange avec l’Union européenne et les investissements des transnationales de l’agroalimentaire, souvent au prix d’alléchantes exemptions fiscales, ont dépossédé doublement les peuples d’Afrique de leurs ressources et du fruit de leur labeur. Les conséquences sont connues : la raréfaction des ressources halieutiques, l’exil de milliers de marins faute d’emploi et la mort en mer pour nombre d’entre eux, des patrons de pêche devenant passeurs de clandestins, le chemin de croix des migrants, la paupérisation des populations locales. Voilà pourquoi, « parler d’usine ici, c’est faire une croix sur le travail. Le mot ’’usine’’, c’est la mort pour nous ». Et, pour les peuples des pays d’Asie, d’Europe ou d’Amérique dont nous sommes et auxquels ces poissons sont vendus, cette « modernité » imposée comme elle l’a été à Kafountine n’a jamais pour autant ni sécurisé le travail de nos pêcheurs ni consolidé le droit universel à l’alimentation. À qui donc profite ce crime ? 

Ici, encore une fois, la pêche artisanale a été opposée à l’industrialisation, parangon de la « modernité ». Plutôt que de s’attaquer à la précarité, aux problèmes de santé et d’environnement, et de viser une amélioration des conditions de travail, de salaires et l’élaboration d’une protection sociale, plutôt que de s’atteler au défi de la préservation des richesses maritimes et forestières, plutôt que de s’appuyer sur l’existence d’un tissu régional de développement économique embryonnaire mais dynamique et sur la participation pleine des travailleurs et populations locales, plutôt que de se préoccuper de satisfaire les besoins humains et sociaux locaux, le choix a été fait de plaquer ex nihilo un modèle industriel archaïque, à la seule fin de répondre à la demande des marchés occidentaux et asiatiques. 

Pas d’autre objectif donc que l’appât du gain pour une multinationale et celui de se parer d’une vitrine politique en passant. Le développement, ce n’est pas cela. La mondialisation capitaliste a bon dos, au fond, quand les réalités humaines et sociales sont à ce point sciemment niées par des décideurs soumis aux sacro-saintes lois de la concurrence libre et non faussée.

Ce qui prime, ce qui doit primer, ce sont des objectifs en termes de droits et conditions de travail et de vie des travailleurs et de leurs familles, et des méthodes d’action démocratiques c’est-à-dire la prise en compte centrale des intérêts et besoins des populations et leur pleine participation aux processus de décision et de contrôle de leur mise en œuvre. Le dernier intervenant du film de Thomas Grand et Moussa Diop, Alphonse Ndiaye, jardinier de son état, le souligne : « On ne peut pas envisager un développement si ça ne crée pas une émancipation des populations endogènes et leur implication dans l’économie, dans la mise en valeur des ressources existantes. »

Le 10 mars 2020, en pleine pandémie mondiale4, les travailleuses de Kafountine organisées et mobilisées pour la fermeture des deux usines de farine et d’huile de poisson lançaient, à l’occasion de la Journée internationale des droits de la femme, un appel mondial à la solidarité5. « La priorité des gouvernements et des autorités de la pêche d’Afrique de l’Ouest ne devrait pas être l’industrie de la farine et de l’huile de poisson, mais la professionnalisation du sous-secteur de la transformation artisanale du poisson », expliquait à l’Agence de presse sénégalaise Diaba Diop, présidente d’un groupement de femmes transformatrices de poisson à Thiaroye.

Les exigences et la lutte du peuple de la mer à Kafountine rejoignent le combat mené, par exemple, par nos amis du syndicat des jeunes agriculteurs (JA) qui défendent à raison la nécessité de « permettre aux agriculteurs de vivre du fruit de leurs produits et d’assurer de façon optimale la sécurité d’approvisionnement de leur pays ». Cela vaut pour les femmes et les hommes de la mer. Cela vaut pour tous les peuples.

« Repenser les échanges internationaux agricoles sur des bases de complémentarité entre grands ensembles régionaux » en faisant émerger « un environnement favorable à la création d’un nouveau système de régulation des marchés agricoles à l’échelle mondiale dans le respect des équilibres économiques, environnementaux, sociaux et territoriaux » : voilà un objectif commun auquel chacun, du Sénégal à la France, œuvre à sa mesure dans les luttes et qui gagnerait à une mondialisation des solidarités entre producteurs de tous les pays et continents du monde.


1 – Sélectionné dans 250 festivals internationaux et récipiendaire de 77 prix prestigieux, le film a été diffusé par TV5 Monde, TV5 Afrique et Canal+ Afrique.
2 – Kafountine est le nom d’un territoire rural (communauté de villages) de la Casamance composé d’une vingtaine de villages dont l’un porte ce nom.
3 – Le franc CFA, remplacé depuis 2019 par l’ECO (voir l’analyse de la réforme http://international.pcf.fr/113970), est la monnaie des huit États membres de l’Union économique et monétaire d’Afrique de l’Ouest (UEMOA) ; sa valeur est fixe et établie, hier sur le franc français, aujourd’hui sur l’euro : 1€ équivaut à 655,957 FCFA.
4 – Les deux premiers cas de Covid au Sénégal ont été identifiés les 2 et 6 mars 2020. L’état d’urgence sera décrété le 23 mars par le président Macky Sall.
5 – https://www.seneplus.com/femmes/des-femmes-reclament-la-fermeture-des-usines-de-farine-et-dhuile

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