Docteure en géographie économique, Jocelyne Hacquemand secrétaire de la Fédération nationale agroalimentaire et forestière Cgt, cosigne avec les économistes Alan Pirrottina et Tibor Sarcey, l’ouvrage « Se nourrir, enjeu national et international ». Entretien
Dès son titre votre livre se revendique internationaliste. Est-ce à dire que l’accès à l’alimentation, à notre époque, est à la fois un problème très concret du quotidien et à la fois un enjeu mondial ?
Jocelyne Hacquemand : Oui. Au niveau mondial, la malnutrition touche près de 3 milliards de personnes. Les quelques progrès proviennent des politiques mises en œuvre par la Chine. L’arme alimentaire est toujours utilisée, comme à Gaza par le gouvernement fasciste israélien. Il est souvent dit que l’humanité ne pouvait pas subvenir à ses besoins alimentaires. C’est un discours idéologique factuellement faux qui vise à intégrer les populations aux politiques impérialistes. Selon l’OMC, la production alimentaire a progressé de 33 % entre 2000 et 2015, contre seulement 19 % pour la population mondiale. Sous le coup de la libéralisation des échanges, les exportations de denrées agricoles et alimentaires ont cru de 215 % sur la même période. Il apparaît donc clairement que les capacités productives ne sont pas en cause, mais que c’est un problème politique d’accès inégal aux ressources agricoles en volume et en prix. Dans les pays capitalistes développés, le problème se pose également. En France par exemple, la précarité alimentaire augmente au point que 21 % de la population a eu recours à l’aide alimentaire en 2023.
Vous dressez un constat accablant de la gestion capitaliste de l’alimentation. En quoi ce système, largement dominant, a failli ?
Ce système échoue et en quantité et en qualité, parce que ce n’est pas son objectif. Son objectif est de faire du profit, de gaver les actionnaires en dividendes. Objectif qui rentre en contradiction avec la satisfaction des besoins de la population. La forte hausse des prix alimentaires en 2022-2023 a permis une augmentation du taux de marge des industriels de l’alimentation de 48 %, son plus haut niveau jamais atteint. Gouvernement et patronat ont justifié cette inflation par la guerre en Ukraine et l’augmentation du prix des matières premières agricoles et de l’énergie. L’inflation alimentaire s’explique surtout par la stratégie des groupes, notamment nord-américains, pour nourrir le capital.
J’ai évoqué la qualité des produits. Là encore, pour tenter de contrecarrer la baisse du taux de profit, le patronat économise sur les matières premières, sur le temps de nettoyage des machines qui traitent du vivant, engendrant des problèmes sanitaires graves. Ce qui pose la question de sortir l’alimentation des griffes du capital.
Au-delà de ce constat quelles pistes de réflexions et de propositions mettez-vous en débat pour arracher des mains des spéculateurs et des groupes financiers la production et la distribution alimentaire ?
Nous avançons des propositions alternatives permettant d’ouvrir d’autres perspectives de développement et d’émancipation que celles d’un capitalisme mortifère pour les peuples. L’alimentation doit être extraite du carcan de la rentabilité financière. Elle doit devenir un bien public, parce que son accès en quantité et en qualité à des prix socialement acceptables est un des fondements de la santé publique et sociale de l’humanité. Cela exige de rompre avec la logique de marché que nous impose le capitalisme. Cette rupture nécessite notamment une planification démocratique agricole et alimentaire, le contrôle des prix et la socialisation des grands groupes alimentaires.
La mondialisation exige un nouvel ordre économique mondial. L’approche renouvelée de la construction de coopérations internationales que sont en train de construire les Brics, nous semble émancipatrice économiquement. La France, en contribuant à leur développement, pourrait jouer un rôle essentiel afin de rompre avec les logiques de domination impérialiste.
Pour y parvenir, il y a un rapport des forces inégal à inverser. La pétition contre la loi Duplomb a montré que la question de la santé et de l’alimentation préoccupe et mobilise de plus en plus de mangeurs. En quoi ce mouvement pour le droit à une alimentation saine est porteur d’espoir ?
Ce mouvement démontre ce que Marx écrivait « (…) l’humanité ne se pose jamais que des problèmes qu’elle peut résoudre (…) » Cette revendication du droit à une alimentation saine pose des questions fondamentales, notamment celle de la remise en cause du mode production intensif et spécialisé concomitant à l’insertion de l’agriculture au système alimentaire mondialisé et à son assujettissement aux lois du capitalisme prônés par ceux qui monopolisent tous les pouvoirs en agriculture. On ne la résoudra pas en revenant en arrière avec par exemple un million de paysans. Ce n’est pas parce que le patronat agricole et la société, sous la pression de la pensée dominante, invisibilisent le plus d’un million d’ouvrières et ouvriers agricoles qu’ils n’existent pas pour autant. Elles et ils participent pour près de 40 % à la production agricole. Les formes sociétaires représentent 42 % des exploitations, mais cultivent près des deux tiers de la surface agricole utilisée. Les aides publiques (aides de la Pac et allègements de charges fiscales et de cotisations sociales) s’élèvent à plus de 15 milliards d’euros en 2023. Et on a un système de plus en plus néfaste économiquement, socialement et environnementalement. La contradiction entre la production sociale et l’appropriation individuelle capitaliste des richesses créées bloque l’évolution de l’humanité. Le processus objectif de socialisation des activités productives agricoles (une agriculture tributaire de l’industrie agroalimentaire et de la grande distribution, la part croissante du travail salarié, la terre bien public comme facteur de production, l’importance des subventions publiques…) crée les conditions d’un nouveau stade d’organisation de la société, celui d’une socialisation des moyens de production qui relève d’actions politiques.




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